« La lumière l’accompagnait et lui faisait danser son ombre. »
Ne cherchez pas le titre, l’auteur. Finissons avec les circonstances : le prisonnier a pris le large, « dévalé la colline » sous le tir « d’acier bleu » pour happer en contrebas la chaude beauté des arbres et la rivière en plein visage. Oublions qu’il va mourir. Taisons le vers final, écrit un peu « en gras ». Jetons-nous la métrique par-dessus l’épaule (oui, des vers libres, oui des quatrains : « La lumière l’accompagnait Et lui faisait danser son ombre ».)
Comme il m’enchante, celui qui va, seul, dans la compagnie de la lumière, à ce point pris, recueilli en elle que c’est elle le sujet du verbe, et lui, l’enfant pris à son bras ! C’est le rêve universel. Et la fin de la vie brève : l’imparfait s’est installé, et avec lui une nappe de temps-miel. C’est aussi le pas de deux avec la vie. Non pas la vie en général, qui ne nous console pas de perdre la nôtre. Le pas de deux avec sa propre vie, dans ce qu’elle a de maigre, d’obscur, de fugitif : l’ombre, l’ombre de soi est rentrée dans la danse.
Ce qu’il pourrait y avoir de convenu se dissipe comme souvent sur un infime écart. On ne le remarque pas forcément, mais il s’exerce sur nous. On attendrait : « et faisait danser son ombre » ou « le faisait danser avec son ombre ». Aux yeux de la syntaxe orthodoxe ( !) il y a faute, au moins carton rouge pronominal. « On » ne dit pas : « lui faisait danser son ombre ». Vous y êtes ? Là, c’est l’ombre qui devient la danse. Il danse son ombre comme un tango, un valse, un menuet, c’est selon. D’ordinaire l’ombre est ce qui nous colle, notre double attaché aux pieds, d’ordinaire l’ombre est ce qui nous efface avant le « royaume des ombres » : ici, voilà que la liberté dévale déjà la colline. Notre ombre est une danse, ce qu’il y a de plus rythmé, léger, amoureux, de tous les mouvements humains - la musique, me direz-vous ? C’est ce qu’il perd à la fin.
« L’évadé », de Boris Vian, in Textes et chansons. En 1954.