Ce matin, très tôt. Brume sur la ville noire, bruits amortis, voitures défilant en feux de chalutier. Je remonte à pied l’avenue écartée qui rejoint l’agitation générale.
J’ai à peine entendu cet homme adossé à un marronnier qui venait de me demander l’heure sans écouter la réponse.
- Moi, dit-il, c’est quand je fume au pied d’un arbre que je me sens le mieux en contact avec la nature.
Il ne lâche pas des yeux son gros cigare, du regard qu’on réserve aux jeunes animaux domestiques. Brouillard supplémentaire, odeur saisissante.
- Ma femme déteste. C’est pourtant le parfum le moins chimique de la maison, et visible au moins, franc du collier dans sa nuisance.
- Votre santé, peut-être ?
- Justement. Je n’aime pas le cigare seulement pour le plaisir : je l’aime philosophiquement.
A l’âge qu’il atteint, les injonctions sanitaires le fatiguent, tous ces discours d’évitement des voluptés toxiques : ne pas fumer, ne pas boire, trente minutes d’exercice quotidien, cinq fruits et légumes et quoi d’autre encore !
« Cinq, Madame, vous rendez-vous compte ? Cinq par jour ! » s’exclame-t-il dans une bouffée comme s’il s’agissait des premières victimes du Minotaure.
- Disons que mon principe de précaution à moi, c’est d’être actif dans ma propre disparition. Savoir que j’ai toutes mes chances de mourir du cigare plutôt que d’autre chose, au moins je suis fixé. Surtout qu’au fil des années il n’est même plus certain que le cancer soit prioritaire : on ne peut plus compter sur personne. Comme la mort nous enfume, j’ai décidé de la précéder dans l’opération.
Et il me salue comme je m’éloigne, m’adressant d’un revers de cigare la bénédiction des mortels.
A la lumière orange du lampadaire
j’ai vu les doigts accroupis,
les brins serrés de l’Amérique latine,
et le bord à peine luisant de la toute dernière feuille
qu’embrassera sa bouche.